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Stéphanie Jasmin

Lauréate, 2018

Image : Nom, Titre, Description

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2018 Lauréate

« Le Prix Siminovitch attribué à un designer est certainement l’une des rares reconnaissances canadiennes, et même internationales, accordées à des artisans qui œuvrent dans l’ombre, ceux qui conçoivent une part du rêve qui prendra forme sur une scène théâtrale. C’est avec humilité, joie et gratitude que je reçois cet honneur d’être nommée finaliste de ce prix prestigieux par le jury. Je considère cette “mise en lumière” comme un réel encouragement à continuer de creuser, d’explorer et d’approfondir ce métier de conceptrice d’images et d’espaces pour la scène. Cette nomination m’insuffle un incroyable élan comme artiste à poursuivre ma voie et ma recherche au sein d’un art vivant et collectif qui me passionne et qui se fonde sur la rencontre humaine. »

Codirectrice artistique d’UBU, Stéphanie Jasmin est diplômée en histoire de l’art de l’École du Louvre à Paris, avec une spécialité en art contemporain, et détient également un baccalauréat en réalisation cinématographique de l’Université Concordia à Montréal. À son arrivée à la compagnie en 2000, elle met à profit ses connaissances en arts visuels et sa maîtrise des langages de la vidéo et du cinéma pour contribuer à l’exploration des nouvelles technologies dans laquelle s’engage Denis Marleau. Elle signe la conception vidéo de plus d’une trentaine de spectacles d’UBU en concevant la scénographie pour plus de la moitié d’entre elles en plus d’être collaboratrice artistique ou de cosigner la mise en scène. Elle écrit et crée deux textes originaux pour la scène. Auteur d’un portrait du sculpteur Michel Goulet (Éd.Varia 2007) ainsi que de plusieurs textes spécialisés sur le théâtre, elle oeuvre aussi depuis 2005 comme dramaturge pour des chorégraphes québécoises. Elle anime régulièrement des ateliers de création à Montréal et en Europe.

Discours d’acceptation

Ce soir, je suis profondément honorée de recevoir le prix Siminovitch. Je le suis aussi d’avoir été nominée auprès de vous, Camellia, Alexander et Itai qui avez tous les trois un parcours si admirable.

Je suis très émue aussi car cela m’a pris quelques années avant de croire que j’avais ma place dans ce monde du théâtre. Venant plutôt d’un parcours en histoire de l’art et en cinéma, je n’ai pas eu de formation en art dramatique. Mais pourtant, si j’y repense bien, lorsque j’étais enfant, malgré ma timidité, j’ai eu envie de partager très tôt mes intuitions et mes désirs de création avec d’autres, par le biais du théâtre, justement. À l’école de mon village, à Neuville, j’inventais des histoires puis je distribuais les rôles et faisais répéter mes amis pendant la récréation, que je mettais en scène. Et ensemble nous les présentions devant les autres enfants de l’école, en plusieurs séances sur une petite estrade. C’était spontané, une impulsion, je ne sais pas d’où ça venait en moi, mais c’était clairement là. Mon enfance était nourrie de livres qu’il y avait partout dans la maison, car j’ai eu la chance d’avoir des parents extraordinaires qui m’ont toujours appris la curiosité des choses et du monde. Je lisais sans arrêt, voracement, un livre après l’autre. Je voyageais partout de cette façon, je me projetais dans des fictions, des pays étrangers, d’autres vies. Et je dessinais tout le temps aussi. Pour moi, les images et les mots ont toujours été reliés, indissociables, se nourrissant l’un et l’autre.

Mon premier choc devant une image est arrivé toute petite, face à des tableaux de l’église du village. De grands tableaux du XIXème siècle, du peintre Antoine Plamondon, disposés comme chaque séquence d’une histoire à raconter. Celui qui m’a fait la plus forte impression, représentait un ange terrassant un diable grimaçant et le menaçant d’une lance, dans un paysage rocheux indéfini. J’ai découvert plus tard que c’était une copie de Saint-Michel terrassant le démon, du peintre italien Raphaël. Ce tableau me terrifiait, il me hantait. Il déployait une puissance dramatique et une théâtralité étrange, les deux personnages qui la composaient étaient saisis sur l’instant, dans un mouvement, fixés dans une attitude opposée. C’était une fenêtre ouverte sur un fragment d’une histoire qui m’échappait.

Ma fascination pour cette fenêtre ouverte à d’autres réalités, qu’est l’œuvre d’art, m’a conduite plus tard à l’École du Louvre à Paris. Des années d’études durant lesquelles j’ai pu nourrir mon regard en rencontrant les œuvres dans leur matérialité et leur présence. Je m’imprégnais de celles-ci, j’observais leur construction, leur fonctionnement. Les musées composaient une ville parallèle pour moi, j’y allais quotidiennement, retournant voir un tableau, une sculpture, pour en dessiner ou photographier certains détails, comme des mains ou des touches de peintures devenant de mini toiles abstraites à l’intérieur de grands tableaux anciens. Ce temps précieux d’étude et de contemplation a été certainement une des expériences les plus marquantes de ma vie. Des moments de création intérieure, des moments où on ne fabrique rien concrètement mais qui construisent plein de choses en nous. Des années plus tard, je suis revenue avec ma fille Clara arpenter les allées du Louvre. Redécouvrant les œuvres de son point de vue d’enfant, je m’amusais à entendre ses commentaires sur les « vierges à l’enfant » avec leurs voiles bleues et leurs longs cheveux blonds : certaines ont l’air plus gentilles avec leur bébé, mais d’autres ne les regardant même pas ! C’était ce qui la concernait à trois ans …

Après cette période d’incubation à Paris, j’ai ressenti le désir de créer des images en allant étudier en cinéma. La fenêtre-tableau est devenue le cadre d’une image filmée à composer, une esthétique à créer, avec des acteurs et une durée dans le temps. Une image que je devais dès lors créer et construire avant de la regarder, et la monter avec plusieurs autres séquences, pour créer un langage fictionnel en soi. La section de cinéma « film production » faisait partie de la faculté des Beaux-arts à l’Université Concordia. Cette spécificité est très importante, car il s’agissait bien du cinéma, non pas comme partie prenante d’une industrie culturelle, mais bien d’une forme d’art d’abord à expérimenter et à explorer comme telle. En ce sens, je suis reconnaissante à Marielle Nitoslawska qui m’y a enseigné avec passion et qui fût un modèle pour moi de femme artiste, elle qui était directrice photo et réalisatrice. Puis le théâtre est arrivé dans ma vie ou plutôt est revenu. Il a réconcilié mon amour des mots et des images. Il est devenu pour moi comme un grand territoire de création où l’on peut tenter l’expérience de la présence réelle et concrète des corps, des lieux, des images et des mots en un seul temps. Un temps vécu intimement par la présence et la circulation des âmes et des corps, et des mots et des idées; un temps rassembleur, propice au regard et à l’écoute qui permet le passage de différents états, de la rêverie au bouleversement, de l’éblouissement au réveil ou au choc de la réflexion, de la pensée humaine. Une expérience qui peut appréhender tout à la fois, d’un seul regard. Mais un regard constamment en relation avec d’autres regards. Dans la salle comme sur la scène.

Nous ne sommes jamais seuls avec le théâtre. Nos premières intuitions artistiques, brutes, incomplètes et parfois improbables doivent se partager très tôt avec d’autres personnes, pour se mettre à nu au final devant les spectateurs. Cette rencontre avec le théâtre m’a ainsi plongée au cœur de la création, avec la nécessité du choisir, de prendre des décisions, d’aller au bout des idées et de les rendre réelles, tangibles. Le théâtre est un art brutal, on le dit souvent, car il est vrai que l’échéance, la date ultime de la première représentation le transforme parfois en sport extrême et créé le vertige. Mais c’est souvent dans cette tension qu’il puise sa force, il nous pousse à nous commettre et à exposer ce qui n’était qu’une vision imaginaire et à la confronter et à l’offrir aux autres sur le plateau.

Nous ne sommes jamais seuls dans un théâtre qui se fabrique. Que serait l’épanouissement de mon travail sans la complicité artistique profonde et féconde d’abord, qui me lie à Denis Marleau depuis presque vingt ans ? Quand je l’ai rencontré, il était déjà un artiste et metteur en scène reconnu de la scène québécoise et européenne. Sa curiosité et son amour des arts visuels, et des autres arts en général, comme parties prenante et naturelles de sa conception d’un théâtre d’art, m’ont permis avec mes influences et mes quelques savoirs qui venaient d’ailleurs, de me sentir tout de suite accueillie. Sa confiance m’a donné les premiers élans pour oser avancer et élaborer mes idées, directement, et de créer mes images sur le plateau. L’histoire de cette connivence d’esprit et de partage de création entre nous se déroule jusqu’à aujourd’hui, et lorsque je repense rétrospectivement à toutes ces expériences ensemble, je lui suis profondément reconnaissante de m’avoir donner l’opportunité de développer et élaborer mon propre travail artistique au sein d’une compagnie avec une pensée théâtrale qui s’élabore et s’approfondit d’une création à l’autre. J’en profite ainsi pour remercier la petite mais formidable équipe d’UBU, Lina, Gabrielle et Sylvain, qui rendent possibles mes rêves artistiques, ainsi que Jean-Michel Sivry qui en est le président mais aussi un ami et premier spectateur dont le regard sensible nous accompagne depuis tant d’années.

Au théâtre nous ne sommes jamais seuls. Je suis reconnaissante aussi à Pierre Laniel, qui m’appuie techniquement à chaque création avec sensibilité, ouverture et une grande inventivité qui me permet de réaliser mes conceptions vidéo, même les plus impossibles.

Quand je lis un texte, très vite des espaces se forment dans mon esprit et souvent, ces espaces sont si bien liés aux images qui en ressortent, qu’une conception scénographique s’impose d’elle-même. Images vidéo et scénographie sont ainsi composées ensemble. Je reviens donc au cadre premier, car pour moi la représentation théâtrale est aussi une image globale en soi, une représentation à voir, à lire et à ressentir comme l’est un tableau. Si les personnages et le texte sont au cœur de la représentation, ils sont aussi remués, définis, déterminés par un monde sensible qui les entoure et dans lequel ils évoluent. Il y a ainsi une esthétique à fonder, à créer, et elle me semble aussi essentielle que la prise de parole ne l’est.

Au théâtre nous ne sommes jamais seuls. Je tiens aussi à remercier le complice Stéphane Longpré, tout récemment nommé directeur du programme de scénographie à l’École nationale de théâtre, qui m’a si souvent assisté avec justesse et générosité dans nos réunions de création, peaufinant le dessin technique de mes décors jusqu’à leurs maquettes. Je voue également une profonde admiration pour Michel Goulet, grand plasticien et scénographe qui m’a beaucoup appris et fasciné par sa façon de s’engager dans les idées même du texte et ses multiples sens, inventant une forme scénique autonome et puissante en soi, comme une sculpture ou une installation.

Nous ne sommes jamais seuls au théâtre. Il y a aussi ceux qui accueillent nos idées, nos désirs et osent croire au projet que nous avons en tête avant même qu’il n’existe… Je suis ainsi reconnaissante à Ginette Noiseux, directrice de l’Espace GO, de m’avoir accordé sa confiance depuis presque dix ans. Son regard curieux, vif et bienveillant m’a encouragée et m’a permis entre autres, de concrétiser cette année sur scène mon texte Les Marguerite(s), qui synthétise d’une certaine façon mon travail sur l’image, car il est autant une écriture scénique que poétique ; la scénographie et l’image vidéo étant relié au sens même de l’histoire qui y est racontée.

Au théâtre nous ne sommes jamais seuls. Si notre rapport est direct, frontal et en temps présent avec le spectateur, nous avons besoin aussi d’intercesseurs, de médiateurs pour en relayer la trace, la mémoire, en synthétiser les enjeux, en prolonger la réflexion. Je tiens à remercier Marie-Christine Lesage, grande analyste au regard fin et à la pensée claire et brillante, qui permet la résonnance de notre pratique théâtrale auprès des étudiants et au sein de ses écrits, elle qui a notamment si bien fait parler mon travail dans son livre Paysages UBU.

Au théâtre, nous ne sommes jamais seuls. Et dans cet état du monde actuel qui polarise de plus en plus les gens avec des idées extrêmes qui fragmentent et isolent les consciences trop souvent dans la peur et la fermeture à l’autre ; ce lieu de rencontre, de rassemblement et de découverte qu’est le théâtre devient encore plus essentiel, précieux. Dans un monde où la certitude, l’opinion et la réaction immédiate sont trop valorisées, le théâtre permet les questions, la mise en doute, la distance critique, la recherche et la réflexion. La réflexion comme pensée mais aussi littéralement comme reflet, un reflet différé du monde pour le regarder autrement, le parler autrement, le rêver autrement. Oui, réflexion, car les artistes dans le fond n’inventent pas tant que ça, ils regardent et observent parfois juste un peu mieux, plus longtemps, plus attentivement les choses, les paysages, les humains et portent notre attention sur les plus petits détails que personne ne remarque comme sur les enjeux universels qui nous relient tous.

Ainsi je vois le théâtre comme un concentré du monde sans en être sa mimesis, je vois le théâtre comme une expérience de l’autre, de sa différence, de sa façon de voir, de penser et de dire. Je me sens comme une « passeuse » qui relaie la pensée et l’imaginaire d’un auteur avec ses ombres et ses lumières, celle qui accompagne le souffle des acteurs en inventant l’écrin qui pourra les porter. C’est à la fois un travail de création qui prend forme en soi venant de mes expériences intimes mais aussi qui me déplace, m’apprends sans cesse l’empathie, dans sa plus simple définition : la capacité de se mettre intuitivement à la place de son prochain, de ressentir la même chose que lui, de s’identifier à lui. Je reprends les mots de Baudelaire qui parlait de l’imagination comme l’art de « faire surgir les rapports intimes et secrets des choses, les correspondances et les analogies ». C’est une « faculté de connaissance ». Nous apprenons toujours.

Et si nous ne serons jamais seuls au théâtre, la valeur, la pertinence et la force de ce prix Siminovitch est de rappeler que cet élan collectif d’une création théâtrale est d’abord constitué de l’unicité de la voix singulière de chaque artiste qui y participe. Et c’est comme artiste, toute seule ce soir devant vous, que je reçois avec reconnaissance cet éclairage sur mon travail comme un immense encouragement et une grande inspiration à le poursuivre, autant qu’à transmettre à mon tour aux autres qui commencent ce que j’ai appris et ce qui me passionne.

Merci de votre attention.

2018 Protégé

Max-Otto Fauteux

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